Pendant de longues années la mémoire de l’Espagne était en berne. Le franquisme avait quasi chirurgicalement anesthésié les Espagnols. Rien, absolument rien de son histoire récente ne devait encombrer les cerveaux d’Espagne. Et quand enfin on tenta de redonner vie à cette autre Espagne, celle des vaincus, celle des exilés, celle des opposants, on, a eu bien du mal.
Il fallut des lois, encore des lois, toujours des lois pour sortir de la nuit, extraire des fosses communes, arracher des trous noirs de l’histoire, ces hommes, ces femmes, ces vieux et ces jeunes qui s’étaient battus pour un idéal républicain de 1931 à 1936/1939 et furent massacrés dans la plus grande indifférence, exilés, déportés, effacés…
Et ces lois (la première fut votée en 2007, la dernière en 2023), sont toujours difficiles à appliquer à faire respecter, quand elles ne sont pas purement et simplement remises en cause par les nostalgiques du « national-catholicisme », adeptes du fameux cri poussé par certains espagnols lors du retour de la monarchie absolue en 1823 de Ferdinand VII :
Vivan las cadenas,
Viva la opresión:
Viva el Rey Fernando,
Muera la Nacion
Vivent les chaînes
Vive l’oppression
Vive le Roi Ferdinand
Meure la Nation
Et l’ignorance a fait son lent et méthodique travail de sape. Un travail qui a permis que des Enric Marco, imposteur de talent, puissent surgir de nulle part et voler le souvenir de la souffrance des autres, de ceux qui réellement connurent la nuit et le brouillard dans les camps de concentration ou d’extermination de l’Allemagne nazie. Ils furent environ 10000 espagnols a y être enfermés, 2000 à peine en sortirent.
Certaines familles n’ont su que tout récemment et précisément en partie grâce à ces lois, que leur grand-père, oncle ou cousin, frère, sont morts dans ces conditions. L’historien, Benito Bermejo (auteur avec Sandra Checa, du livre « Mémorial des Espagnols dans les camps nazis », du livre « Francisco Boix, le photographe de Mauthausen ») a permis de démasquer Enric Marco qui depuis de longues années décrivait l’horreur qu’il avait prétendument connue, donnait d’innombrables conférences, allait vers les jeunes pour leur expliquer ce qu’ont connu les Espagnols exilés et déportés, s’étonne encore des conséquences de cette ignorance. Il s’étonne aussi que les gouvernements de gauche aient mit tant de temps pour empoigner ce problème et donner au peuple les outils qui lui permettent d’enfin mieux connaitre son passé.
Alors le film que nous proposent Aitor Arregi et Jon Garaño « Marco, l’énigme d’une vie » (« Marco, la verdad inventada »).
Au-delà des aspects que les exégètes ne manqueront pas de développer, notamment sur la psychologie du personnage, sa vie inventée, son enfermement non pas dans les camps mais dans la prison de ses mensonges, reste un fait indéniable : un historien (en l’occurrence Benito Bermejo spécialiste de la déportation des Espagnols dans les camps nazis), a permis que la mémoire des vaincus ne soit pas usurpée, volée, bafouée. Preuve, s’il en fallait une, que si mémoire et histoire ne disent pas les mêmes choses, la deuxième permet à la première de revivre pleinement, et aux vivants héritiers, non pas de faire leur deuil, mais de cultiver l’espoir que les valeurs des disparus ne soient pas enfouies dans les ossuaires de Mauthausen, Buchenwald, Flossemburg, Bergen-Belsen ou Dachau.
Histoire, mémoire, science humaine, émotion, au fond se complètent ainsi afin que le sang sèche moins vite au souffle temps qui passe…
Il faut voir ce film même si l’on ne se sent pas concerné par ce phénomène proprement espagnol ne serait-ce que parce que le mensonge et l’ignorance aujourd’hui comme hier, sont partout dans nos démocraties et qu’insensiblement, ils conduisent les peuples à ne plus distinguer le vrai du faux, les perdant ainsi sur les chemins de l’obscurantisme en chantant à tue-tête : « vivent les chaînes, vive l’oppression ! », au lieu du « Ha ! ça ira, ça ira, ça ira »
Jacques Fernandez
Coprésident de l’Ateneo Du Narbonnais